Boire la mer à Gaza
- EAN 9782913372160
Le livre dont il est question ici, « Boire la mer à Gaza », est un recueil
d'articles écrits et publiés dans le journal « Haaretz », entre 1993 et 1996
(publication du livre en Israël). Le titre est tiré d'une expression arabe,
signifiant familièrement ?va au diable!?. Dans la région, chez les Palestiniens
comme chez les Israéliens, on convient généralement, comme l'écrit Sylvain Cypel
dans Le Monde du 22 décembre, que ?Gaza, c'est l'enfer?. Ancien port à
l'histoire millénaire, c'est aujourd'hui une ville située dans une zone enclave,
la ?bande de Gaza? où vivent, outre les citadins, des réfugiés et des colons.
Les accords d'Oslo devaient entre autres choses régler la question du ?transfert
d'autorité? de l'armée israélienne à l'Autorité palestinienne. Amira Hass
apporte ici des témoignages, des entretiens, des choses vues et des mises en
regard d'analyses provenant de différentes instances et portant sur plusieurs
périodes. À travers des entretiens réalisés avec d'anciens militants devenus
aujourd'hui des responsables en vue, elle revient par exemple sur la première
Intifada et sur la manière dont ils ont pris la tête du mouvement et imposé des
faits accomplis à la direction de l'OLP, que l'exil avait fini par couper du
terrain. Ce sont ces jeunes dirigeants locaux, plus militants qu'hommes
d'appareil, que Yasser Arafat, faute de pouvoir les contrôler, avait appelés ses
?généraux?. Ailleurs, elle documente les petits faits quotidiens qui
témoignaient de l'arrogance et du mépris des soldats d'occupation, lesquels à
leur tour ne font que renvoyer à la mauvaise foi stupéfiante des autorités
politiques et militaire israéliennes. Elle note aussi les transformations
parfois minuscules qui eurent lieu au cours des étapes du transfert d'autorité
qui fit suite aux accords d'Oslo et qui indiquent la rapidité avec laquelle on
s'acclimate au sentiment de la liberté. Elle marque enfin le grippage originel
lié aux points laissés en suspens à Oslo et la pusillanimité d'accords qui
laissaient à la mauvaise volonté des Israéliens toutes opportunités de se
manifester efficacement (blocage des points de passage, interdiction aux
ouvriers travaillant en Israël de passer la frontière, fermeture de l'aéroport,
non respect de l'obligation d'établir un corridor avec la Cisjordanie). Pour
autant, elle n'épargne pas l'incompétence, pour dire le moins, des dirigeants de
l'Autorité palestinienne. Le résultat est que la situation des Gaziotes, en fin
de compte, n'a cessé de s'aggraver depuis 1994. Si nous avons en France la
chance d'avoir accès à des publications importantes sur le sujet, telles la «
Revue d'études palestiniennes », il subsiste une certaine ignorance de
l'existence en Israël même d'une authentique dissidence critique relativement à
la doxa locale très fortement majoritaire. Il me semble utile de faire entendre
ici ces voix qui résistent au système de manipulation qui tend à rendre
inaltérable le système de la paranoïa et de l'oppression, sous influence
d'institutions politiques et éducatives redoutablement efficaces. Ces voix,
longtemps occultées ici par celles, plus emblématiquement paralytiques et
tièdement consensuelles, d'un Amos Oz ou d'un David Grossman, commencent
heureusement à être connues ici (voir « Le Monde » du 22 novembre 2000 ; voir
aussi « Le Monde diplomatique », novembre 2000). Je crois nécessaire d'en
proposer un accès de première main et non plus seulement d'ouï-dire. « Boire la
mer à Gaza » apporte le témoignage de l'une des nombreuses modalités de la
résistance, thème qui reste sensible en France : résistance à la doxa politique
et mise en œuvre d'une machine critique à partir d'un déplacement spatial infime
du locuteur - de Tel Aviv à Gaza. Il convient ici de rappeler ce qui est devenu
déjà légendaire à propos du personnage de l'auteur. Sa mère, sarajévienne et
rescapée de Bergen Belsen, lui a raconté, alors qu'elle était enfant, une scène
qui s'est gravée dans sa mémoire et gouverne aujourd'hui tout son travail et son
engagement politique : descendant du train qui l'amenait au camp, la jeune fille
avait aperçu un groupe de femmes qui regardaient le convoi, mi-curieuses,
mi-indifférentes. Très tôt, Amira Hass a su qu'elle ne serait jamais de ceux qui
restent sur le côté pour regarder. Ce qui signifiait qu'elle serait à
l'intérieur, pour partager et témoigner. Amira Hass fait un travail qui, à sa
manière journalistique, va dans le même sens que celui des Nouveaux historiens
israéliens : c'est un travail de démythification et de réancrage des outils de
la pensée dans un monde où l'autre, l'interlocuteur avec qui l'espace est en
partage, est bien en vue et non l'objet d'une dénégation répulsive/compulsive.
La pertinence de cet effort me paraît devoir toucher non seulement ceux qui
s'intéressent au conflit israélo-palestinien, mais de manière plus générale,
ceux pour qui les questions que pose la résistance ne sont pas épuisées et ceux
pour qui la destinée tragique du peuple palestinien, celle pathétique du peuple
juif n'ont rien d'énigmatique ni de divin, mais restent un défi devant lequel il
importe de ne pas laisser céder la pensée.
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